Techlash. Utilisé pour la première fois dans les pages de
The Economist en 20131, le terme a bénéficié depuis lors d’un certain succès sous l’effet des critiques grandissantes émises à l’égard des grandes entreprises de la Silicon Valley et plus généralement des technologies numériques. La célébration des vertus démocratiques, des effets émancipateurs et des gains socio-économiques associés à internet dans les années 1990 et 2000 a cédé le pas à de nombreuses expressions de colère suscitées tour à tour par l’élection de Donald Trump, le Brexit, le scandale Cambridge Analytica, la fraude de Théranos, le management prédateur dénoncé par des employées de l’entreprise Uber, la mobilisation d’Amazon pour empêcher la syndicalisation au sein de ses entrepôts, les conditions de travail et l’incidence psychologique relative à la modération des contenus, les contrats passés par les «
Big Tech» avec le Pentagone, l’utilisation des technologies dans la surveillance et la répression de mouvements contestataires dans les pays autoritaires, les biais relatifs aux classifications des moteurs de recherche et de la justice prédictive, le poids des réseaux sociaux dans les sociabilités adolescentes, ou encore la prise de conscience de l’impact environnemental et social d’une industrie qui s’est longtemps présentée comme immatérielle et progressiste. La pandémie de Covid-19, en accentuant la domination des grandes entreprises du numérique, aurait achevé le mouvement de bascule morale, séparant l’utopie internet des années 1990 de la dystopie numérique des années 2010.
Le propos de ce numéro s’inscrit dans cette perspective : proposer une analyse sociologique (sociologicisée) et historique (historicisée) des critiques. Sociologique tout d’abord, puisque les contributions de ce dossier visent à appréhender les critiques du numérique comme des objets à part entière. Il s’agit en cela, suivant la formule de L. Boltanski, d’opérer un glisse-ment d’une sociologie critique – du numérique – à une sociologie de la critique – du numérique (Boltanski, 1990). Historique ensuite, puisque les cas d’études proposés visent à relativiser et contrebalancer les récits dominants, pour faire entrevoir la manière dont la critique joue un rôle dans le développement du numérique. Il ne s’agit dès lors pas d’envisager une histoire, mais des histoires de la critique du numérique.