Conseil de lecture #3 - Bernard Lahire

Cet été, les auteur.e.s se dévoilent à La Découverte !
Ils.elles ont tous.tes publié un titre marquant cette année, mais n'en restent pas moins des lecteur.trice.s avisé.e.s !

Quels ouvrages de la collection La Découverte/Poche vous conseillent-ils.elles de lire cet été ?

Un livre inspirant, forcément ! Un texte indispensable ou un livre qui a compté pour eux.elles, et qu'ils.elles aiment à relire. Ou encore un simple conseil de lecture !

 

Cette semaine, Bernard Lahire, qui a publié en janvier dernier L'interprétation sociologique des rêves, nous parle de La politique des grands nombres d'Alain Desrosières, un ouvrage magistral paru dans sa première édition à La Découverte en 1993.

 

L'ouvrage d'Alain Desrosières devrait figurer parmi les classiques des sciences sociales tant il touche à des questions centrales de ces disciplines. Statisticien, sociologue et historien, l'auteur nous donne à comprendre tout à la fois en quoi consistent les méthodes statistiques, ce qui les a rendues historiquement possibles et ce que sont les processus institutionnels auxquels elles participent. Dans un langage d'une limpidité exemplaire, Desrosières nous montre comment la statistique est indissociable de la construction de l'État. Pour qu'il y ait statistique, il faut que soient créées des « classes d'équivalence » et des « nomenclatures » qui « transcendent les singularités des situations individuelles ». Or, la plus banale « opération de codage », qui consiste à « affecter des cas singuliers à des classes », suppose l'État et ses administrations. Ce qui pourrait n'apparaître que comme des opérations cognitives purement conventionnelles renvoie en fait à des opérations politiques bien réelles (standardisation du territoire, codifications juridiques, politiques ou économiques, scolarisation généralisée et politique de la langue, mise en place de systèmes unifiés des poids et mesures, critères généraux de calcul de l'impôt, etc.). 

On sait le rôle que Durkheim a fait jouer aux méthodes statistiques pour faire littéralement apparaître des réalités sociales invisibles dans l'inextricable complexité des multiples singularités individuelles. Desrosières souligne cet aspect en montrant que les statistiques « fixent des objets » et « fournissent des formes pour décrire les relations entre les objets ainsi construits, et éprouver la consistance de ces liens ». Sous la plume du sociologue, qui ne choisit pas entre le constructivisme et le réalisme - deux points de vue que les acteurs eux-mêmes peuvent adopter alternativement -, des opérations aussi « évidentes » que la moyenne statistique et le taux, les coefficients de corrélation et les analyses de variance, la construction de tableaux et la mise en graphiques, viennent s'éclairer cognitivement et politiquement. Selon qu'elles mesurent tel ou tel aspect de la réalité, et selon qu'elles procèdent de telle ou telle manière, les statistiques font exister des objets différents sur lesquels les acteurs politiques ou économiques prennent appui pour mener leur action. Dans des sociétés où l'usage public des grands nombres est permanent, l'ouvrage d'Alain Desrosières s'avère particulièrement précieux.

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'ENS de Lyon et membre senior de l'Institut universitaire de France, a publié une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels L'Homme pluriel (Nathan, 1998), Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010), Dans les plis singuliers du social (La Découverte, 2013) et Ceci n'est pas qu'un tableau (La Découverte, 2015).     

 

Devenu un classique depuis sa première publication en 1993, La Politique des grands nombres rassemble plusieurs domaines jamais connectés jusqu'ici de l'histoire des sciences et de la politique : il retrace à la fois l'histoire de l'État, des statistiques, des bureaux de l'administration et de la modélisation de l'économie, domaines dont le rapprochement ne s'est fait que très progressivement. Ainsi, la statistique, qui était au XVIIIe siècle la "science de l'État", ignorait alors les probabilités : elles n'y ont été associées qu'au XIXe siècle. Au fur et à mesure que la "politique des grands nombres" s'enrichit, elle brasse les jeux de hasard, les risques de la vaccination, les assurances sur la vie, la fixation des tarifs douaniers, la fiabilité des jurys, puis, plus récemment, les effets catastrophiques des cycles économiques et les sondages d'opinion, dont l'auteur propose une analyse fort stimulante. 
En reconstituant les hésitations, les contingences et les controverses qui définissent la "raison statistique", ce livre ne s'adresse pas seulement aux historiens des sciences, aux économistes ou aux spécialistes de science politique, mais veut ouvrir un débat avec le grand public ausculté par ces appareils statistiques.    

Alain Desrosières (1940-2013) a été administrateur de l'INSEE, membre du département recherche de cet institut et membre du Groupe de sociologie politique et morale (EHESS/CNRS).      

Lire un extrait de La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistiques

 

Retrouver les conseils des semaines précédentes :

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