En décembre 1989, j'ai eu le privilège d'accompagner Hocine Aït-Ahmed, de retour en Algérie après de longues années d'exil, jusqu'à son village natal d'Ath Ahmed, au cœur de la Kabylie. C'était extrêmement impressionnant : à l'aéroport d'abord, puis tout au long de la route depuis Alger, la foule se pressait pour le saluer, l'obligeant à s'arrêter presque à chaque agglomération. Vingt-six ans plus tard, c'est également une marée humaine qui a accompagné, sur la même route et jusqu'au même village, le corps de celui qui restera dans l'histoire comme une très grande figure de l'Algérie contemporaine. Toute sa vie a été un combat pour son pays, pour sa libération d'abord, pour tenter d'y faire naître la démocratie ensuite.
Disparu le 23 décembre 2015 à Lausanne, à l'âge de 89 ans, Hocine Aït-Ahmed s'était engagé très jeune dans la lutte nationaliste, adhérant dès 1943 au Parti du peuple algérien. Dans le dossier de presse constitué après son décès par Algeria-Watch, association de défense des droits humains en Algérie, on pourra lire les détails de la biographie de cet homme d'exception, dans tous les sens du terme. Je rappellerai simplement qu'il fit partie de la délégation du FLN algérien à la fameuse conférence de Bandung (Indonésie) en avril 1955, qui marqua la naissance du mouvement des non-alignés et l'émergence du « tiers monde » sur la scène internationale.
Cette référence a évidemment un sens majeur pour La Découverte, héritière des Éditions François Maspero qui, fondées en 1959, donnèrent avec leurs livres le plus large écho aux luttes de libération du tiers monde, et tout particulièrement celle de l'Algérie colonisée par la France. Il n'est donc pas étonnant que, dans les années 1980, le chemin d'Hocine Aït-Ahmed ait croisé celui de La Découverte, grâce à la journaliste du quotidien Libération José Garçon, qui suivait alors le dossier algérien pour son journal. Elle connaissait bien, à ce titre, l'avocat Ali Mécili, vieux compagnon de route d'Hocine Aït-Ahmed au sein de son parti, le Front des forces socialistes (FFS). Ali Mécili, vivant à Paris, était alors le bras droit d'Hocine et jouait un rôle majeur dans le front d'opposition au régime d'Alger que le FFS s'efforçait de construire, à une époque où nul n'osait mettre en cause publiquement ce pouvoir militaro-policier. Pour cette raison, au soir du 7 avril 1987, un exécuteur de la Sécurité militaire algérienne - la police politique du régime - a tué Ali Mécili devant son domicile du boulevard Saint-Michel.
José Garçon a alors su convaincre Hocine Aït-Ahmed de consacrer un livre à cette terrible affaire, où la complicité de la France officielle de l'époque a joué un rôle important. Ce sera L'Affaire Mécili, que nous avons publié en mai 1989 - et dont la lecture fait d'autant plus sens aujourd'hui que ce crime d'État est jusqu'à ce jour restée impunie. Depuis lors, des rencontres régulières avec Hocine Aït-Ahmed m'ont énormément apporté. À titre très personnel d'abord, du fait des exceptionnelles qualités humaines de cet homme si chaleureux et si attentif aux autres. À titre politique ensuite, par son immense culture et par sa finesse d'analyse, sur son pays - dont il m'a fait découvrir bien des arcanes - comme sur l'actualité mondiale.
J'ai ainsi été impressionné par la lucidité et le courage dont il a fait preuve à l'occasion du coup d'État militaire des généraux algériens en janvier 1992, puis face à l'effroyable « sale guerre » déchaînée ensuite par ces derniers contre leur peuple - ce dont ont bien rendu compte les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire dans leur livre Françalgérie, crimes et mensonges d'États (La Découverte, 2004). Cette détermination est apparue au grand jour en juillet 2002, quand il témoigna devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, lors du procès en diffamation intenté par le général Khaled Nezzar (l'un des principaux protagonistes du coup d'État de 1992) à l'ex-sous-lieutenant Habib Souaïdia, dont nous avions publié en février 2001 le témoignage dévastateur sur La Sale Guerre.
Comme beaucoup de celles et ceux qui ont assisté à ce procès historique - dont nous avons publié les minutes détaillées -, je reste à jamais marqué par cet extraordinaire échange entre Nezzar et Aït-Ahmed :
« M. Nezzar.- M. Aït-Ahmed, je suis un peu dans votre logique d'une certaine manière, sauf qu'entre nous il y a un écart extraordinaire. C'est vrai, il y a un écart extraordinaire...
« M. Aït-Ahmed.- Il y a un fleuve de sang ! »
Avec cette réplique cinglante, l'essentiel était dit : les crimes contre l'humanité des barons d'un régime ayant mis leur peuple à genoux pour conserver leurs privilèges et leurs fortunes nourries par la corruption. Près d'un demi-siècle après avoir lancé avec ses camarades la lutte armée pour la libération de son pays et contre les « crimes de l'armée française » - selon les mots du grand historien Pierre Vidal-Naquet, dont il était l'ami -, Hocine Aït-Ahmed dénonçait ainsi, sans ciller, les « crimes de l'armée algérienne » d'aujourd'hui, hélas directement inspirés des crimes coloniaux. Par ces mots et, surtout, par sa vie entière, il a légué à ses compatriotes un héritage essentiel pour les aider à faire face à la déréliction où l'ont plongé les « dirigeants » qu'il a toujours combattus. Mais cet héritage vaut tout autant pour d'autres sociétés, dont la France. Probité, rigueur, engagement, humilité et écoute de l'autre : ces valeurs qu'il a incarnées sont celles dont nous avons le plus besoin aujourd'hui.