Conseil de lecture #2 - Giulia Mensitieri

Cet été, les auteur.e.s se dévoilent à La Découverte !
Ils.elles ont tous.tes publié un titre marquant cette année, mais n'en restent pas moins des lecteur.trice.s avisé.e.s !

Quels ouvrages de la collection La Découverte/Poche vous conseillent-ils.elles de lire cet été ?

Un livre inspirant, forcément ! Un texte indispensable ou un livre qui a compté pour eux.elles, et qu'ils.elles aiment à relire. Ou encore un simple conseil de lecture !

 

Cette semaine, Giulia Mensitieri, qui a publié en janvier dernier « Le plus beau métier du monde », nous parle de 24/7 de Jonathan Crary, un brillant essai paru chez Zones en 2014.

 

Avez-vous déjà observé quelqu'un dormir ? Qu'il s'agisse d'un inconnu dormant dans l'espace public ou de quelqu'un de proche dans la sphère privée, le sommeil autrui nous heurte à une aporie. Ils sont bien là, ces gens, avec leur corps, leurs poids, leur respiration. Ils s'exposent à notre regard, certes, et malgré cela ils nous échappent. Ils sont résolument ailleurs. Il n'est pas étonnant que le sommeil soit un élément perturbateur dans nos sociétés du contrôle et de la vigilance. 

Dans 24/7, Crary montre, en mobilisant des savoirs divers et par une puissance limpide, les stratégies d'attaque, de colonisation, de prédation et de gestion que le capitalisme met en place pour s'approprier de ce laps essentiel de la vie humaine qui, malgré tout, heureusement, lui échappe. Car si le capitalisme s'est déjà approprié des affectes, du corps, de la sexualité, des passions et des désirs, il n'a pas encore réussi à s'accaparer du sommeil. Le temps passé le long d'une vie à dormir est un temps émancipé de la production, de la performance, de la connexion, de la consommation.
Le sommeil apparaît alors comme l'ultime territoire de liberté et de résistance passive, c'est le cas de le dire, à la voracité du capitalisme. Mais plus que toute autre chose, dans 24/7 le sommeil sert à penser l'interdépendance entre les individus. Dormir est un acte d'inéluctable mise en vulnérabilité. Il ne serait pas possible de s'y abandonner sans la confiance, la vigilance et le soin d'autrui, de la communauté. Le sommeil démolit de ce fait le récit dominant de l'individualisme. Alors si comme l'auteur le dit, le sommeil est essentiel à la vie et incompatible avec le capitalisme, la révolution commence en dormant.    

Giulia Mensitieri est docteure en anthropologie sociale et ethnologie (EHESS). Ses recherches portent sur la mondialisation, les transformations du travail et les imaginaires désirables produits par le capitalisme contemporain. 

 

24/7 retrace l'histoire d'un processus de grignotage du temps, qui n'a cessé de s'intensifier à la période moderne et contemporaine. Aux États-Unis, la recherche militaire s'intéresse de près à un oiseau migrateur, le bruant à gorge blanche. Sa particularité : pouvoir voler plusieurs jours d'affilée sans dormir. Les scientifiques qui l'étudient rêvent de façonner, demain, des soldats insomniaques, mais aussi, après-demain, des travailleurs et des consommateurs sans sommeil.
« Open 24/7 » - 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 -, tel est le mot d'ordre du capitalisme contemporain. C'est l'idéal d'une vie sans pause, active à toute heure du jour et de la nuit, dans une sorte d'état d'insomnie globale. Si personne ne peut réellement travailler, consommer, jouer, bloguer ou chater en continu 24 heures sur 24, aucun moment de la vie n'est plus désormais exempt de telles sollicitations. Cet état continuel de frénésie connectée érode la trame de la vie quotidienne et, avec elle, les conditions de l'action politique.
Dans cet essai brillant et accessible, Jonathan Crary combine références philosophiques, analyses de films ou d'œuvres d'art, pour faire un éloge paradoxal du sommeil et du rêve, subversifs dans leurs capacités d'arrachement à un présent englué dans des routines accélérées.    

Jonathan Crary est professeur d'histoire de l'art et d'esthétique à l'université de Columbia, à New York. Il est notamment l'auteur de L'Art de l'observateur, vision et modernité au XIXe siècle paru chez Jacqueline Chambon en 1999.     

Lire un extrait de 24/7. Le capitalisme à l'assaut du sommeil

 

Retrouver le conseil de Jean-Pierre Filiu ici