Conseils lectures : Emmanuel Beaubatie [6/7]

Vous ne savez pas quoi lire cet été ?

Voici quelques conseils, par des auteurs et autrices de la maison !

Ils vous présentent leur dernier livre paru, un livre qui leur a servi de source ou permis d’aller plus loin dans leur réflexion et, enfin, un livre qui leur tient particulièrement à cœur. Bref, de quoi remplir votre besace et vous accompagner à la plage, aux champs ou sur les sentiers – lectures tout terrain !

Cette semaine, la parole est à Emmanuel Beaubatie.

 

"Les sciences humaines et sociales abondent de travaux sur les transfuges de classe. En revanche, lorsque des enquêtes sont réalisées auprès de personnes trans’, elles s’intéressent plus à leur identité qu’à leur expérience de mobilité. C’est pour cela que dans Transfuges de sexe (2021), j’ai tenu à étudier les transitions de genre comme des passages de frontière sociale. En matière de genre comme de classe, il existe des trajectoires d’ascension et de déclassement. Les parcours et les vécus des individus ne sont pas les mêmes dans les deux cas et, qui plus est, les mobilités de genre ne se limitent pas à des passages de la catégorie homme à la catégorie femme ou inversement. Les identifications, les pratiques et les styles de féminité, de masculinité ou de non-binarité sont extrêmement variés. Pour cette raison, j’ai voulu cartographier un espace social du genre, par analogie avec l’espace social de classe modélisé par le sociologue Pierre Bourdieu.

Dans La Distinction (1979), Bourdieu entreprend en quelque sorte de débinariser les classes sociales. Il montre qu’elles ne se résument pas à deux et seulement deux classes (bourgeois d’un côté et prolétaires de l’autre) définies uniquement par leur place dans la division du travail. Le genre non plus, n’est pas exclusivement fait d’une place dans la division sexuée du travail, pas plus que d’une simple identité, ou d’une mention F ou M sur des papiers. Constituées d’une multitude de dimensions, les positions de genre des individus sont éminemment plurielles, composites et mobiles au cours de la vie.

Raisonner en termes d’espace et de mobilité sociale autorise à penser la diversité et la fluidité du genre, sans jamais sous-estimer ses hiérarchies. Dans l’introduction à son ouvrage Whipping Girl (2007) – en partie traduit en français sous le titre Manifeste d’une femme trans (2020) –, la biologiste et écrivaine Julia Serano décrit son ambivalence à l’égard des écrits qui visent à déconstruire l’opposition femme/homme. Elle y adhère, certes, mais ne peut s’empêcher de se dire qu’ils ne racontent « qu’une partie de l’histoire ». L’autre partie de cette histoire, c’est le patriarcat. Dans ce livre, elle s’attache à montrer que les personnes trans’ et non-binaires n’échappent jamais à la domination masculine, bien au contraire. Aussi fluide et multiple soit-il, le genre fait et fera sans doute toujours l’objet de luttes, d’inégalités et de systèmes de classement. Mais ces derniers sont peut-être plus complexes que le traditionnel modèle femme/homme ne le donne à voir et à penser. Il y a des enjeux scientifiques et politiques à affiner notre compréhension de l’ordre du genre, ne serait-ce que parce que c’est la clé pour savoir y résister."

 

Les livres cités :

Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, Paris, La Découverte, 2021.

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de minuit, 1979.

Julia Serano, Manifeste d'une femme trans et autres textes, Paris, Éditions Cambourakis, 2020 [2007].