Retraites : cotisons dans la bonne humeur
par Jean-Paul Piriou
09 mai 2003
Le Monde, 09 mai 2003
Pour assurer le financement des retraites à l'horizon 2040, tout en abrogeant la réforme Balladur de 1993, trois solutions sont disponibles :
1. - reculer de neuf ans l'âge du départ en retraite, alors que les démographes nous promettent un gain de 5,5 années d'espérance de vie à 60 ans ;
2. - diviser par deux le pouvoir d'achat relatif des retraités par rapport à celui des actifs (la retraite moyenne passerait de 78 % du salaire net moyen à 41,5 %) ;
3. - augmenter de quelque 14 points le taux de cotisation pour la retraite, soit une variation annuelle de 0,34 point.
Cette troisième solution est systématiquement récusée par le Medef et le gouvernement au nom de la compétitivité des entreprises. « Si mes charges sociales s'élèvent, pense l'employeur - pourquoi ne pas l'appeler M. Ernest ? -, mes coûts augmenteront, donc mon profit se réduira. »
M. Ernest a certainement raison s'il est le seul patron dont les cotisations sociales augmentent. Mais que se passe-t-il si celles de toutes les entreprises augmentent de la même façon ? Pour le savoir, il existe une démarche simple : arrêter de considérer qu'il s'agit seulement d'un problème d'opinion et s'intéresser aux faits. Oui ou non, y a-t-il eu en France une réduction progressive de la part des profits dans la valeur ajoutée des entreprises au fur et à mesure que le fameux « poids des charges sociales » s'accroissait ?
Entre les deux guerres mondiales, période de très faibles cotisations, le poids du profit - remarquablement stable - correspond en moyenne à 33 % de la valeur ajoutée des entreprises françaises, la part salariale est donc de 67 %. Autrement dit, le salaire directement perçu par les salariés (le salaire net) et le salaire indirectement reçu par les salariés (cotisations sociales qui financent les retraites, les dépenses de santé...) représentent ensemble les deux tiers de la richesse produite. Depuis 1950, la part du profit - finalement assez stable - est en moyenne de 35 %. C'est plus que les 33 % de l'entre-deux-guerres.
La réponse imposée par les faits est donc particulièrement claire : l'envol des cotisations sociales n'a pas du tout pesé sur les profits. Aucun miracle à cela : cette élévation du salaire indirect s'est simplement accompagnée d'une baisse du poids du salaire direct - le salaire net - dans la valeur ajoutée. Autrement dit, c'est bien sur les salariés que pèsent toutes les cotisations.
J'entends déjà monsieur Ernest objecter : « Si vous observiez des pays où les charges sociales ne sont pas écrasantes, tels que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, vous verriez bien que la part des profits y est évidemment supérieure à ce qu'elle est en France. » Testons cette croyance.
Entre les deux guerres, le poids du profit dans la valeur ajoutée était en moyenne de 36 % pour les entreprises américaines et de 37 % pour leurs homologues britanniques (33 % en France, on l'a vu). Depuis 1950, ces proportions ont baissé : 34 % outre-Atlantique, 31 % outre-Manche (35 % en France).
Le résultat du test est clair. Il faut s'y résigner : les cotisations sociales refusent obstinément de peser sur le profit ! Ce n'est pas une opinion mais un fait bien établi, y compris pour les autres pays développés d'après les données de l'OCDE.
L'invocation obsessionnelle d'une contrainte économique de compétitivité pour refuser d'augmenter les cotisations sociales ne repose donc sur aucun argument scientifique. Cela signifie que cette hausse fait bien partie des choix possibles, des moyens légitimes, même dans une économie ouverte aux bourrasques de la mondialisation.
La stabilité du pouvoir d'achat relatif des retraites et celle de l'âge de la retraite sont simultanément possibles grâce à une variation de quelque 14 points du taux des cotisations (9 si la réforme Balladur n'est pas supprimée). Les adversaires de cette approche mettent évidemment en avant - pour ne pas dire en scène - cette hausse importante pour essayer de diviser nos concitoyens : les actifs n'accepteront jamais une telle amputation de leur pouvoir d'achat, répètent-ils en boucle. Ils auraient peut-être raison si les actifs d'aujourd'hui n'étaient pas les retraités de demain, si l'économie stagnait et si le changement devait être brutal. Bref, ils ont tout faux !
Pour éviter à l'horizon 2040 un recul de l'âge de la retraite de 9 ans ou une division par deux du pouvoir d'achat relatif des retraites, il suffit en effet de procéder régulièrement à une hausse des cotisations telle que le pouvoir d'achat du salaire net moyen augmente chaque année de 0,5 % de moins que la productivité.
Dans ces conditions, ce pouvoir d'achat augmentera annuellement de 1,1 % si l'on accepte la prévision un peu frileuse d'une hausse de 1,6 % de la productivité retenue par le COR (Conseil d'orientation des retraites). Autrement dit, le pouvoir d'achat moyen des actifs s'élèvera de 54 % en 40 ans au lieu de 89 % si l'on sacrifie les retraités. Ce pouvoir d'achat annuel variera de 1,9 % au lieu de 2,4 % si la productivité se contente des performances pourtant bien médiocres réalisées depuis 1973 (112 % en 40 ans au lieu de 158 %) ; et de 2,2 % au lieu de 2,7 % si elle augmente à l'avenir comme elle l'a fait en moyenne depuis 120 ans (139 % en 40 ans au lieu de 190 %). Dans la première hypothèse, c'est un tiers des gains de productivité qui serait affecté aux cotisations supplémentaires ; dans le dernier cas, moins d'un cinquième !
Patronat et gouvernement proclament qu'il serait inimaginable et intolérable de consacrer aux retraites en 2040 les 6 points de PIB supplémentaires qui correspondent à cette évolution des cotisations sociales. N'en doutons pas, la même approche purement idéologique les aurait évidemment conduits à déclarer en 1960 : « D'ici à 2000, des irresponsables veulent augmenter de plus de 7 points le poids des retraites dans le PIB. Cette hausse de plus de 130 % coulerait nos entreprises. » Et pourtant les retraites sont bien passées de 5,4 % à 12,6 % du PIB en 40 ans. Ces 7 points supplémentaires ont permis de faire reculer massivement la pauvreté chez les retraités, d'abaisser l'âge de la retraite de 5 années, alors que l'espérance de vie à 60 ans augmentait de 5,3 ans. Tout cela n'a pas empêché la part des profits dans la valeur ajoutée de devenir supérieure à partir des années 1990 à ce qu'elle était pendant les « trente glorieuses ».
Pour consolider aujourd'hui sa cohésion sociale, y compris entre les générations, il n'est tout de même pas anormal qu'un pays riche dont la population vieillit consacre progressivement une part plus forte du PIB aux retraités. Mais il doit aussi améliorer l'équité du système. Car si les inégalités chez les retraités sont aujourd'hui du même ordre que chez les actifs, c'est en partie le résultat d'une illusion statistique : parce que les pauvres vivent nettement moins longtemps, leur poids est plus faible chez les retraités que chez les actifs.
nota bene : cet article synthétise deux textes du .
Jean-Paul Piriou est économiste, maître de conférences à Paris 1 et directeur de la collection "Repères" aux Éditions La Découverte.