Toutes les morts sont injustes et révoltantes. Pour moi et pour beaucoup, celle de Ahmed, victime à soixante et un ans, ce 8 décembre à Rabat, d’un stupide accident de circulation, l’est bien plus que d’autres. C’est un frère qui disparaît, un homme exceptionnel dont nous avions tant besoin. Il n’était pas " à la mode ", les grands médias l’ignoraient absolument et je ne doute pas que la plupart des médias occidentaux ignoreront tranquillement sa disparition (c’est pourquoi je me dois de saluer l’hommage que lui a rendu, dès le 11 décembre, le quotidien Le Monde, sous la plume de Catherine Simon). Pourtant, à mes yeux, et à ceux, j’en suis sûr, de tous ceux qui l’ont connu, Ahmed était de ceux, si rares, dont la force, la modestie, la rigueur et la volonté vous aident à résister à ce monde de cynisme, de mensonge et d’horreur dans lequel nous sommes tous plongés. Je n’ai connu Ahmed qu’en 1993, quand La Découverte a provisoirement partagé des bureaux avec l’antenne française de Penal Reform International (PRI), l’ONG qu’il avait fondée à Londres en 1989. Ce n’est pas de lui, mais de ses amis, que j’ai alors appris son parcours exemplaire de militant de gauche en Tunisie, ses dix années de prison sous Bourguiba, les tortures qu’il avait subies sans jamais " craquer ", son engagement ultérieur à Amnesty International, dont il fonda avec Simone, son épouse, la section tunisienne avant de devenir permanent de l’organisation à Londres. Tout de suite, j’ai été impressionné par sa lucidité politique et son obstination à conduire le combat pour les droits de l’homme. Avant nombre d’entre nous, engagés de longue date dans la lutte contre les injustices et contre l’impérialisme, il avait compris que la lutte sans concession pour la défense des droits de l’homme pouvait être bien autre chose que le fade " droit-de-l’hommisme ", instrumentalisé par les États et les intellectuels à la mode : un levier décisif dans le combat pour l’émancipation et la démocratie authentique, en particulier dans les pays, comme le sien, soumis à des dictatures soutenues par l’Occident " démocratique ". J’ai pu suivre, grâce à notre amitié, l’extraordinaire développement de PRI tout au long des années 1990. L’objectif majeur de PRI était — et reste à ce jour — d’affirmer le respect du droit des gens dans l’application des politiques pénales, dans le monde entier : " application des normes internationales des droits humains en matière d’application de la loi, des normes et conditions de détention ", " élimination des pratiques discriminatoires injustes et contraires à l’éthique, dans toutes les mesures pénales ", " abolition de la peine de mort ", " limitation du recours à l’emprisonnement ", " recours à des peines non carcérales et constructives, qui encouragent la resocialisation des délinquants tout en tenant compte de l’intérêt des victimes ". En quelques années, Ahmed a fait de PRI, partie de rien, une ONG d’envergure in-ternationale, active dans des dizaines de pays. De Moscou à Lagos, de Katmandou à Bucarest ou à Kigali, Ahmed et les membres de PRI ont agi patiemment pour faire évoluer la situation des prisons et des politiques pénales, avec des résultats concrets souvent inattendus. Une action absolument " non spectaculaire " et pourtant d’une importance majeure : le sort, trop souvent effroyable, des millions de détenus de par le monde est rarement à l’agenda de ceux qui se préoccupent des droits de l’homme, alors même, comme le disait Ahmed, que " l’état de ses prisons est un bon indicateur de la santé et du degré de civilisation d’une nation ". C’est ce travail exceptionnel, trop méconnu à mes yeux, qui m’avait conduit à demander à Ahmed de retracer son parcours et son action dans un livre. Après avoir beaucoup hésité, tant il répugnait à se mettre en avant, il a finalement accepté. Et grâce à l’aide précieuse de l’historienne et journaliste tunisienne Sophie Bessis, qui a recueilli et mis en forme ses propos, La Découverte a publié en 2002 le livre d’Ahmed, préfacé par Robert Badinter, Sortir de prison. Un combat pour réformer les système carcéraux dans le monde. Au-delà de ce qu’il révèle sur l’état des prisons et des politiques pénales dans le monde, ce livre est un témoignage exceptionnel sur l’engagement d’une génération de jeunes militants arabes dans les années 1960, dont Ahmed, par la fidélité têtue à ses combats de jeunesse, restera à jamais l’une des figures les plus attachantes. Car à travers son engagement pour les droits de l’homme, c’est une approche profondément humaniste et novatrice de l’action politique qu’il proposait implicitement. En témoigne notamment le soutien sans faille apporté par Ahmed à l’action du " Comité international pour la paix, les droits de l’homme et la démocratie en Algérie ", fondé en 1998 à l’initiative de militants algériens et européens. Ses conseils nous furent souvent précieux. Nous sommes nombreux, je l’ai dit, à lui être profondément redevables. Je voudrais lui dire ici merci, dire aussi à sa femme Simone et à son fils Yassine que nous partageons leur douleur. Cette disparition est trop injuste, mais Ahmed et sa lumière continueront toujours à nous éclairer. |
contact : Pascale Iltis |