Communiqués

La disparition d'une grande historienne, Annie Rey-Goldzeiguer
par François Gèze, ancien PDG des Éditions La Découverte

09 mai 2019

C'est avec une grande tristesse et beaucoup d'émotion que nous avons appris le décès, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans le 17 avril 2019, d'Annie Rey-Goldzeiguer, une historienne « à part ». Elle nous avait confiés, en 2002, la publication du livre de sa vie, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois (réédité en poche en 2006). Ayant eu le privilège d'en suivre le travail d'édition, je peux témoigner que celui-ci fut un des plus étonnant (et formateur) de ma carrière d'éditeur. Pour elle, l'écriture de ce livre retraçant en détail les circonstances d'un événement aussi majeur que trop longtemps méconnu de l'histoire de la France coloniale ne relevait en effet aucunement d'un « plan de carrière », mais d'un défi personnel face à une abomination qu'elle avait vécue en direct, depuis Alger, en mai et juin 1945.

Elle était née vingt ans plus tôt à Tunis où ses parents, le médecin David Goldzeiguer (fils d'un industriel juif du port d'Odessa et immigré en France en 1905) et l'institutrice Germaine Rénier, s'étaient installés en 1919. Devenue étudiante à Alger en 1943, elle fut alors le témoin à distance de l'effroyable répression coloniale qui avait suivi, à Sétif et dans les villes et campagnes du Nord-Constantinois, la révolte violente de la population algérienne, suite à l'assassinat par la police, lors de la manifestation célébrant l'armistice du 8 mai 1945, d'un jeune militant nationaliste. Cette révolte, qui avait provoqué la mort de cent huit colons français, fut d'abord réprimée par un déluge de feu de l'aviation et de la marine françaises contre les populations « indigènes » de ces régions, puis par les tueries de masse d'« indigènes » perpétrées par les troupes coloniales et des milices de colons fanatisés. Au prix d'un bilan à jamais impossible à établir, mais qui se chiffra en milliers de morts (sans doute plus de 15 000).

Pour la jeune Annie Goldzeiguer, le choc fut terrible, comme elle l'écrira dans l'introduction de son livre précité : « J'ai alors vécu intensément la ruine de mes illusions. Je croyais au monde du contact et à son avenir qui devait être débarrassé du chancre raciste, ouvert à tous les hommes de bonne volonté, capable d'un dynamisme, de l'altérité pacifique, laïque et démocratique. Les chapelets de bombes sur la Petite Kabylie, les bruits sourds des canons de marine, la panique d'être égorgée pour un combat qui n'était pas le mien, cette atmosphère de fin du monde à Alger, tout me prouvait mes erreurs de jugement. Ce Maghreb où j'étais née ne pouvait être le mien : je ne pouvais qu'aider ceux qui revendiquaient leur patrie ; en partant, je ne désertais pas un combat perdu d'avance, je me devais d'éclairer ma patrie de naissance, la France, et mener là-bas un combat nouveau pour l'indépendance de l'Algérie. »

C'est bien ce qu'elle m'avait expliqué quand elle me proposa, il y a vingt ans, de publier ce livre : « J'ai alors quitté l'Algérie en me jurant de n'y revenir qu'après son indépendance, afin d'écrire un jour l'histoire de cette tragédie majeure que furent les massacres du Nord-Constantinois de mai-juin 1945. » Cela m'a profondément marqué, découvrant comment cette historienne « à part » avait choisi, à vingt ans, de construire sa vie pour faire connaître ces massacres le moment venu, avec toute la rigueur nécessaire. Engagement qui ne correspond assurément pas au « profil » des historiens universitaires classiques, aussi brillants soient-ils - mais que l'on retrouve chez plusieurs des meilleurs spécialistes de l'histoire coloniale française dont certains, comme Yves Bénot ou Alain Ruscio, ont d'ailleurs réalisé une œuvre considérable en dehors même du monde académique.

Annie Goldzeiguer - devenue Rey-Goldzeiguer après son mariage en 1948 avec Roger Rey, officier de l'armée française de 1944 à 1952 en Indochine et à Madagascar, qui soutiendra le FLN algérien dès 1957 - entreprendra quant à elle une discrète carrière universitaire : à l'université de Reims de 1974 jusqu'à sa retraite, avec un détachement de deux ans à l'ENS de Tunis de 1976 à 1978, toujours très appréciée de ses étudiants et nombreux thésards (qu'elle a toujours systématiquement privilégiés, au détriment sans doute de son œuvre propre). En particulier tunisiens et algériens, dont elle a formé plusieurs générations, jouant ainsi un rôle essentiel, trop méconnu, dans la transmission des savoirs et des méthodes de recherche sur l'histoire des ex-colonies françaises d'Afrique du Nord vers leurs chercheurs d'aujourd'hui.

Cette carrière a été ponctuée de publications d'une grande importance historiographique. À commencer par sa thèse, soutenue en 1974 sous la direction de Charles-André Julien, Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870 (SNED, Alger, 1977). Puis l'ouvrage collectif précurseur qu'elle a codirigé avec Jean Meyer, Jean Tarrade et Jacques Thobie, Histoire de la France coloniale, tome 1, Des origines à 1914 (Armand Colin, 1991). Et jusque, donc, son livre de 2002 à La Découverte, Aux origines de la guerre d'Algérie, 1940-1945, qui reste à ce jour une référence incontournable.

Je garde d'elle le souvenir de la rencontre exceptionnelle avec une femme lumineuse, courageuse et incroyablement savante sur notre histoire coloniale, trop longtemps effacée par l'histoire officielle de la République française. Un exemple précieux encourageant chercheurs et éditeurs à poursuivre son engagement pour la vérité sur cette histoire coloniale. Sa disparition n'a hélas pas été assez mentionnée dans les médias. Mais on pourra se reporter utilement à l'article aussi précis que bien informé de l'excellent historien Omar Carlier, « Annie Rey-Goldzeiguer, une combattante de la liberté dans le siècle » (El Watan, 29 avril 2019). Ainsi qu'à la notice Wikipédia, très détaillée, qui est consacrée à ses travaux.