Communiqués
Algérie : l’armée terroriste
par François Gèze et Pierre Vidal-Naquet
30 octobre 2002
Les Inrockuptibles, n° 362, du 30.10.2002 au 05.11.2002
Il y a bientôt cinq ans, en février 1998, nous avions réagi par un article dans Le Monde (« L’Algérie et les intellectuels français ») aux déclarations tonitruantes de ceux qui, après les effroyables et incompréhensibles massacres de l’automne 1997, avaient expliqué que « ce n’est pas l’armée qui tue en Algérie », mais exclusivement les « intégristes islamistes ». À l’époque, les informations dont nous disposions, comme tous les observateurs de l’histoire de l’Algérie contemporaine et de la « sale guerre » qui déchire son peuple depuis 1992, nous avaient conduits à dénoncer le caractère simpliste de ce discours : « Assimiler la folie barbare des massacres actuels à l’islam, même si les égorgeurs s’en réclament, est totalement réducteur. Comment ignorer en effet qu’elle trouve aussi ses racines dans une longue histoire de violences et de vengeances que le pouvoir militaire manipule et entretient à son profit ? »
Nous étions en fait loin du compte. Le documentaire de Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, « Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires », diffusé le 4 novembre dans le cadre de l’émission « 90 minutes » de Canal Plus, confirme au-delà de l’imaginable ce que nous disions alors. Fruit d’une longue enquête, documenté par une vingtaine d’entretiens inédits avec des acteurs très divers, tant algériens que français, ce reportage est explosif : ses auteurs affirment que les « Groupes islamistes armés », au moins depuis 1994, c’est-à-dire deux ans après l’interruption du processus électoral, sont directement dirigés par des hommes des services secrets de l’armée algérienne, le Département de renseignement et de sécurité (DRS, l’ex-Sécurité militaire). Et que ces services sont les véritables commanditaires des pires massacres et exactions, commis prétendument au nom de l’islam contre des civils en Algérie, et des actions terroristes visant la France : assassinat à Alger de cinq Français le 3 août 1994, détournement à Alger d’un Airbus d’Air France le 24 décembre de la même année, attentats à la bombe de Paris en 1995 (huit morts et 229 blessés), assassinat des sept moines trappistes de Tibéhirine en mai 1996 (pour ne citer que les plus importants).
Au cœur de ce reportage, une figure étrange : celle de Djamel Zitouni, « émir » des GIA de 1994 à 1996, présenté à l’époque par la presse algérienne et française comme l’archétype de l’« intégriste » sanguinaire. Les recoupements opérés par les journalistes de Canal Plus font voler en éclat cette version : les témoins qu’ils citent, dont plusieurs transfuges du DRS, expliquent, avec force détails, comment Zitouni, un vendeur de poulets, a été recruté dès 1992 par les services, qui l’ont infiltré ensuite dans les groupes armés. Et comment les chefs du DRS, les généraux Mohamed Médiène (dit « Tewfik »), Kamel Abderrahmane et Smaïl Lamari (dit Smaïn), l’ont propulsé en octobre 1994 à la tête des GIA, où il a éliminé tous les chefs des groupes armés pour les remplacer par de faux islamistes des services.
Comme le dit un ancien diplomate algérien à Tripoli, Mohammed Zitout : « Avant Zitouni, c’était l’infiltration, après l’arrivée de Zitouni, c’est la mainmise totale des généraux sur les GIA. » Et c’est à partir de là, affirment les témoins de Rivoire et Icard, que les généraux lancent ces GIA sous contrôle contre les authentiques maquis islamistes, qu’ils liquideront en quelques mois, et contre les populations civiles soupçonnées de soutenir le FIS (Front islamiste du salut), massacrées sans pitié.
Ces révélations ne sont pas toutes inédites. Mais leur conjonction dans ce documentaire, présentée avec une grande rigueur, est terrifiante : comme beaucoup d’indices le laissaient déjà supposer dès 1997, les généraux algériens ont porté à incandescence, avec une horrible efficacité, les méthodes inaugurées par l’armée française au cours de la première guerre d’Algérie (manipulations et intoxication, infiltrations et faux maquis…).
Et ils sont allés plus loin encore : pour s’assurer la neutralité – la complicité ? – des autorités françaises, ils ont décidé de porter la violence de leurs groupes « islamistes » sur le territoire de l’ancienne métropole, lors des attentats de 1995 dont les responsables présumés étaient jugés à Paris en ce mois d’octobre. C’est sans doute là l’affirmation la plus choquante de ce documentaire. Devant une telle énormité, certains seront sans doute tentés de porter crédit aux accusations qui ne manqueront pas de fleurir, comme à l’habitude, dans la presse algérienne « indépendante » après cette émission : en substance, les témoins algériens cités à charge sont des islamistes, ou s’ils s’en défendent (comme l’ex-colonel Samraoui, très impressionnant), ils sont manipulés ou complices. Qu’il y ait en Algérie des islamistes est une chose, toute la question est de savoir qui se tient aux commandes.
Or, c’est justement là que la démonstration bascule et emporte la conviction. Car même si, par prudence, l’on met en doute ces témoignages — et l’on peut toujours mettre en doute des témoignages —, reste qu’ils sont confirmés sur l’essentiel par des professionnels français, et non des moindres, qu’il serait difficile de taxer de sympathies islamistes. Ainsi l’ancien magistrat Alain Marsaud, ex-chef du Service central de lutte antiterroriste de 1986 à 1989, qui déclare notamment : « Plus on avance dans les réseaux Khelkal et plus on trouve des Algériens des services officiels. » Ou encore Jean Lebeschu, ex-officier des Renseignements généraux, qui dit de Ali Touchent, réputé être le bras droit de Djamel Zitouni et l’organisateur des attentats de Paris en 1995 :
« Pour moi, c’est un agent. »
La conclusion du reportage est glaçante :
« En deux ans d’existence, le GIA de Djamel Zitouni aura donc rempli sa mission : forcer la France à se taire sur ce qui se passe en Algérie, assassiner une partie des vrais islamistes et terroriser la population algérienne. À la mort de Zitouni en juillet 1996, les généraux sont plus puissants que jamais. Ils sont toujours au pouvoir aujourd’hui. »
Seuls les authentiques démocrates algériens sont à même de trouver les voies pour mettre fin à cette barbarie absolue. Mais il ne nous paraît pas acceptable que notre gouvernement continue à s’en rendre complice. Puisse ce film salutaire, qui n’est qu’une étape dans la recherche de la vérité, après notamment le procès perdu du général Khaled Nezzar contre l’ex-lieutenant Habib Souaïdia (communiqué de François Gèze du 22 septembre 2002), contribuer à la nécessaire prise de conscience de l’opinion. C’est le seul moyen pour amener enfin la France à mobiliser les outils du droit international qui permettront de faire toute la lumière sur ces atrocités et cette folie.