Emmanuel Macron a eu le mérite de lancer, le 15 février, dans la campagne électorale présidentielle, tel un pavé dans la mare, le sujet de notre passé colonial. Et de dire clairement que la colonisation a été en contradiction avec les principes des droits de l'homme que la France affirmait par ailleurs. C'est un thème de réflexion important, tant, faute d'avoir été depuis l'époque des indépendances l'objet d'un travail critique de nos institutions, ce passé a laissé des traces durables dans les représentations collectives et dans les comportements de parties importantes de notre société.
On ne peut que saluer l'évolution d'Emmanuel Macron par rapport à ses propos tenus dans le Point, en novembre 2016, selon lesquels, dans l'Algérie coloniale, « il y a eu la torture, mais aussi l'émergence d'un Etat, de richesses, de classes moyennes, c'est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ». C'était reprendre la théorie des « aspects positifs de la colonisation » qui avait suscité un tollé quand une loi du 23 février 2005 avait demandé aux professeurs de les enseigner. Ses nouvelles déclarations sont infiniment plus pertinentes, même si elles auraient pu éviter de recourir à l'expression, sujette à malentendus et polémiques, de « crime contre l'humanité ».
Car cette expression polysémique renvoie à la fois à un concept juridique inapplicable en l'occurrence, forgé pour juger spécifiquement les crimes nazis et introduit tardivement dans le droit français, et à une notion politique et morale parfaitement juste, employée à de multiples reprises depuis le XVIIIe siècle par les dénonciateurs de la colonisation. Tel Condorcet, qui qualifiait en 1781 la première colonisation esclavagiste de « crime contre la morale » et de « violation du droit naturel », ou comme Jaurès qui, en 1908, appelait à la tribune de la Chambre les massacres de villages marocains des « attentats contre l'humanité ». Ou comme ceux qui, plus tard, dénoncèrent la « barbarie » des massacres du Nord-Constantinois en mai-juin 1945, celle de la répression de la révolte malgache de 1947 ou les guerres sans merci menées par l'armée française à partir de 1955 contre les nationalistes algériens et camerounais, les uns et les autres en lutte pour l'indépendance de leur pays.
Une forme de « gangrène »
On peut regretter aussi que le candidat ait choisi de faire cette déclaration lors d'un déplacement en Algérie, reprenant une mauvaise habitude des présidents de la République, depuis Jacques Chirac à Madagascar en 2005, de réserver ces sujets à leurs voyages dans les anciennes colonies, quitte à tenir, comme Nicolas Sarkozy, des propos diamétralement opposés dans ses meetings électoraux ; ou, tel François Hollande, à se contenter en France, comme à propos du 17 octobre 1961, d'un bref communiqué.
Car c'est bien vis-à-vis de l'opinion publique française qu'un travail d'explication - et non de « repentance », ce qui n'aurait aucun sens - est nécessaire. La nécessité de « regarder ce passé en face », comme le dit Emmanuel Macron, est devenue d'autant plus impérative que l'« oubli » de la part coloniale de notre histoire a produit une forme de « gangrène » qui affecte toujours la société française, comme l'historien Benjamin Stora l'avait pointé dès 1991 dans son livre La Gangrène et l'Oubli (La Découverte).
Si c'est bien l'histoire de l'« empire français » dans son ensemble que la République doit reconnaître, il faut souligner que la durée exceptionnelle - cent trente-deux ans - de la colonisation de l'Algérie et sa singularité - présence d'une importante population de colons - confèrent à celle-ci une importance particulière. Au point qu'il n'est pas exagéré, à notre sens, de parler d'une « maladie algérienne » de la société française depuis l'indépendance de cette ancienne colonie, qui avait même constitué, de 1848 à 1962, une partie officielle de son territoire.
La reconnaissance - notamment dans les écoles de la République - de ce que fut cette page d'histoire, dans toute sa complexité et sans occulter ses pages les plus sombres et contradictoires, reste très insuffisante. Les conséquences de cet angle aveugle de notre mémoire nationale sont d'autant plus ravageuses que plusieurs millions de nos concitoyens gardent aujourd'hui des liens directs avec ce passé : pieds-noirs et juifs d'Algérie « rapatriés » et leurs enfants, anciens appelés et militaires d'active pendant la guerre d'Algérie, anciens harkis ou membres de leurs familles et leurs descendants, Français d'origine algérienne, immigrés algériens, etc.
« Il n'est pas exagéré, à notre sens, de parler d'une "maladie algérienne" de la société française depuis l'indépendance de cette ancienne colonie »
A la reconnaissance très tardive de la réalité de la guerre d'Algérie, longtemps réduite à de simples « événements », a succédé cette « maladie algérienne » durable dont les symptômes sont multiples. Les séquelles du passé colonial dont elle forme l'apogée constituent le soubassement de manifestations racistes et islamophobes, parfois au cœur de l'Etat, présentant nombre de traits communs avec le « racisme républicain » qui était en vigueur dans l'Algérie coloniale.
Cette maladie explique également les difficultés récurrentes des relations politiques franco-algériennes tout comme les stigmatisations récentes des titulaires de la double nationalité franco-algérienne. Les courants nostalgiques de l'« Algérie française », qui en sont d'autres symptômes, constituent pour l'extrême droite un terreau fertile. A n'avoir pas regardé en face cette page de son histoire, la France en est encore malade. Puisse la déclaration d'Emmanuel Macron être suivie par celles d'autres candidats, pour contribuer à tourner enfin cette page, après qu'elle aura été lue par tous.
François Gèze (éditeur, a dirigé les Éditions La Découverte de 1982 à 2014) et Gilles Manceron (historien)