La Découverte rend hommage à son fondateur et compagnon de route…

par toute l’équipe des Éditions La Découverte

Dans l’hommage qu’il rend à François Maspero dans L’Obs en avril 2015, François Gèze dit de celui qui lui avait confié la mission de poursuivre son entreprise qu’il avait le sourire « fragile ». Le sien était complice et décidé. Voir François entrer à grandes enjambées en comité de lecture, une brassée de journaux sous le bras, et saluer chacun d’un « hello hello » amical en claquant des talons avait quelque chose de stimulant. Il avait toujours un projet qui l’animait, un enthousiasme à partager. Puis il se réfugiait des heures durant dans son bureau pour travailler sur ses manuscrits, fumant Gitanes sur Gitanes et ne quittant les lieux que la nuit venue. Sa porte, toujours ouverte, le rendait accessible, invitait même à la discussion. François adorait échanger, débattre – des idées, des projets éditoriaux, des actualités politiques. Il ne marquait jamais aucune distance ni aucune affectation d’importance. Sa manière d’être était conforme à ses convictions égalitaires. Son exigence extrême envers lui-même se doublait d’une bienveillance envers les autres. Il savait aussi écouter, accueillir, se réjouir. Découvrant qui était Kate Moss à l’occasion de la parution du livre que Christian Salmon lui a consacré, il s’émerveillait de constater qu’elle cumulait sur Google autant de « résultats » que… Pierre Bourdieu. Travailler à ses côtés, quel que fût son poste, était la garantie d’échanges vifs et constructifs tant il connaissait sur le bout des doigts l’ensemble des tâches qui composent les métiers de l’édition, de la fabrication et des droits étrangers au contrôle de gestion, en passant par le service de presse – qu’il continuait à appeler, contre tous les promoteurs de « plans médias », la « propagande ». Il prenait aussi grand soin de la cohérence interne du travail éditorial et s’évertuait, année après année, à mettre à jour les règles ortho-typo de la maison ou à parachever des feuilles de styles d’une invraisemblable complexité… Échaudé par les difficultés financières de la maison, il avait fini par la gérer en père de famille soucieux ; mais il pouvait en rire : « Il faut prendre des petits post-it, pas des gros ! » Pour autant, la joie l’a toujours animé, et son savoir, incroyablement vaste, n’a jamais tari sa soif d’apprendre. Comme son activisme permanent n’a jamais épuisé son désir d’agir.

François a d’abord été un jeune intellectuel engagé dans la cause tiers-mondiste, avant de venir à l’édition, presque par accident. C’est aux côtés de François Maspero qu’il a appris le métier, sur le tas, mettant à son service ses connaissances du monde latino-américain notamment. Leur attention commune à la question coloniale puis postcoloniale est une ligne de force du catalogue qu’il a perpétuée avec constance en reprenant la direction de la maison, rebaptisée La Découverte en 1983. C’est notamment sur la question du néocolonialisme en Afrique et plus particulièrement sur celle des liens entre la France et l’Algérie qu’il a publié plusieurs des livres marquants de la maison : La Sale Guerre d’Habib Souaïdia, La Gangrène et l’Oubli de Benjamin Stora et, sur l’aire subsaharienne, La France contre l’Afrique de Mongo Beti ou Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda de François-Xavier Verschave, dès 1994. Cette ligne éditoriale et politique est au coeur de l’identité de La Découverte et s’est prolongée dans des combats contemporains, touchant notamment le racisme, sous toutes ses formes. Au début des années 2000, il fut le premier éditeur français à s’engager contre l’islamophobie et l’instrumentalisation conservatrice de la laïcité.

Sa curiosité l’a poussé dans beaucoup d’autres directions. Il a été un éditeur pionnier sur les questions de santé au travail. Les ouvrages qu’il a publiés sur ce sujet ont eu des répercussions bien au-delà des cercles militants et académiques et ont contribué à éveiller les consciences sur des enjeux dont l’importance apparaît aujourd’hui évidente. Ingénieur de formation, il avait gardé un intérêt très vif pour les sciences, auxquelles il a consacré plusieurs collections. Il fut notamment le premier à accueillir les travaux de Bruno Latour et Michel Callon, alors perçus comme iconoclastes, en lançant avec eux la collection « Anthropologie des sciences et des techniques ». L’État du monde et les collections « Recherches » et « Repères » comptent également parmi ses grandes réalisations. Grand promoteur des sciences sociales, il était respectueux des faits et soucieux de la rigueur de l’analyse ; convaincu de la nécessité et de la possibilité d’une approche scientifique de la réalité sociale, il était conscient que les livres ne sont pas des marchandises comme les autres, et que les idées et connaissances nouvelles s’installent dans la durée. Ce qui n’empêchait pas les succès de librairie, même sur des sujets a priori pointus. « On n’est pas à l’abri d’un succès ! », plaisantait cet incorrigible optimiste.

Il portait aussi une grande attention à tout frémissement politique à gauche, en dehors des carcans partisans. Sa confiance dans la capacité d’invention politique, dont les jeunesses peuvent faire preuve à toutes les époques, est restée entière. Sur le plan éditorial, ses convictions politiques l’ont porté à soutenir indéfectiblement tous les combats pour l’égalité. Il avait conservé cette capacité de s’indigner qui l’a poussé à publier de nombreux ouvrages sur la délinquance en col blanc. Face à l’adversité du monde, à sa trajectoire souvent désespérante, François n’a jamais abdiqué.

Il a toujours cru au pouvoir de la diffusion du savoir, de sa démocratisation. En témoigne, entre autres, la création de Cairn, cette plateforme numérique qui a sauvé de nombreuses revues, dont il considérait qu’elles étaient essentielles à la vitalité de la pensée. Son intérêt pour les rouages, y compris les plus matériels, de la chaîne du livre lui a permis de développer une perspective visionnaire sur les évolutions technologiques, notamment numériques, du secteur. François était soucieux et conscient des conditions de pérennisation de l’édition et de la librairie de création. C’est pourquoi il s’est tant impliqué dans nombre de structures interprofessionnelles, qu’il a pour plusieurs d’entre elles contribué à créer et à animer : l’Association pour le développement de la librairie de création (Adelc), le Bureau du livre français (actuel French Publishers’ Agency) à New York, le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), la Commission de liaison interprofessionnelle du livre (CLIL), et d’autres encore. Ce travail, peu visible et néanmoins crucial, a profité à l’ensemble du monde du livre.

En quittant la direction de La Découverte en 2014, tout en continuant à y exercer son activité d’éditeur, François tenait absolument à ce que sa retraite n’empêche pas la maison de s’épanouir. Il a souhaité transmettre la totalité de son expérience, d’abord à Hugues Jallon en 2014, puis à Stéphanie Chevrier à partir de 2017, et à l’ensemble de l’équipe. Un passage de témoin qui montre la grande générosité qui était la sienne, et qu’il manifestait avec une élégante discrétion.