S'il fallait résumer d'un mot ce qui fait le propre de la pensée française vivante du XXe siècle, on devrait dire, à coup sûr, qu'elle a été, qu'elle est encore une pensée du symbolique. Qu'on pense simplement à l'analyse par Claude Lévi-Strauss de la " fonction symbolique " ou à l'opposition établie par Jacques Lacan entre le réel, l'imaginaire et le symbolique. Or, montre ici de façon lumineuse Camille Tarot, c'est dans le creuset de l'école sociologique française que l'acception moderne du terme a été forgée, et c'est grâce à la lente et subtile évolution que Marcel Mauss a fait subir aux analyses durkheimiennes du sacré, de la religion et des représentations collectives, qu'il en est venu à prendre toute sa portée. C'est l'histoire passionnante de cette invention du concept de symbolique que nous livre le présent ouvrage, dans un style à la fois limpide et époustouflant. Au-delà d'une reconstitution sans précédent de la pensée des deux plus grands représentants de l'école, Durkheim et Mauss, elle nous offre, en prime, une histoire de l'ethnologie, des sciences du langage et des sciences de la religion jusqu'au premier tiers du XXe siècle. Ainsi des liens intelligibles sont-ils à nouveau établis entre la pensée française des cinquante dernières années et ce qui l'a précédé. Et, peu à peu, on se prend à rêver d'une reprise du dialogue entre philosophes, ethnologues, psychanalystes, sociologues, spécialistes de la littérature ou de la religion, qui trouveront tous ici également matière à nourrir leurs réflexions. Car ce que Camille Tarot nous restitue comme s'il y était, comme si nous y étions, c'est l'exceptionnel travail collectif de la pensée accompli au jour le jour par et autour de Durkheim et Mauss. Avec modestie et avec ambition. Avec rigueur mais avec passion. Un livre capital pour la compréhension de l'histoire des idées.
" Un livre qui, à coup sûr, fera date. " Danièle Hervieu-Léger
Préface, par Alain Caillé - Avertissement - Introduction - 1. Pourquoi Mauss ? - Un inconnu assez célèbre : Marcel Mauss - Situation indécise de l'œuvre - Une influence considérable mais mal mesurée - Revenir à l'œuvre - L'œuvre évacuée - L'œuvre de Mauss absorbée - L' œuvre reconnue aux risques de l'appropriation - À chacun son dû - 2. Comment ? - La responsabilité de Maus dans cette situation - Une situation unique difficile à débrouiller - L'atelier de Mauss dans l'usine de Durkheim - Du fil conducteur au lieu géométrique - Montrer les voies de l'invention - Le remembrement d'une œuvre - Limites d'un parcours - Livre premier : Dans l'usine de Durkheim - La sociologie et l'invention/imposition de la science sociale - Première partie : La méthode sociologique - 3. Le rationalisme méthodologique de Durkheim - Coup de force de la fondation et méthode - Rationalisme scientifique et faits sociaux - Le social comme ordre et comme règne - Une révolution : étudier les faits sociaux comme des choses - L'extension du principe du déterminisme - Le sens du naturalisme durkheimien - Sociologie et biologie évolutionniste - La persistance du dualisme anthropologique - La coupure instauratrice entre sociologie et psychologie - Pour une sociologie des profondeurs - 4. L'éclectisme méthodologique de Mauss - Un très bon élève - Des écarts néanmoins - Une panne de méthode ? - Les faits d'abord ou le pragmatisme de Mauss - Éclectisme méthodologique - Les faits ou l'amour des phénomènes - Les faits : détails et totalités - Les faits : différence et relation - De la particularité du social à une science des particularités sociales - Le manque d'une révolution inachevée - Deuxième partie : Sociologie et histoire - 5. Les consignes de Durkheim - Des sciences positives aux sciences sociales - Devenir sociologiques et mourir - L'influence de Fustel et de Taine - Durkheim et Seignobos, le combat des chefs - Le fond d'un débat toujours actuel - La proposition comparatiste - L'histoire éclatée - L'aporie de la conception durkheimienne - 6. Le travail critique de Mauss - Deux méthodes concourantes plutôt que concurrentes - Mais comment ? - L'interdépendance des faits sociaux et le deuxième cercle herméneutique - La sociologie, même historique, ne peut remplacer l'histoire : les limites de la sociologie historique ; l'impossibilité de faire de l'histoire sans documents ; les exigences de la critique historique s'imposent à toutes les sciences sociales - Ce que la sociologie apporte à l'histoire - Ce que l'histoire apporte à la sociologie : l'histoire n'a pas de fin - Troisième partie : Sociologie et ethnologie - 7. Débats et combats autour de l'évolutionnisme - L'ethnologie et le désert français - De l'anthropologie de Paris à celle de l'Angleterre - L'imbroglio évolutionniste : de l'évolutionnisme au progressisme culturel - Progressisme culturel, idéologie et ethnologie - Progressisme culturel, biologie, évolution - Le progressisme culturel pris par le reflux de l'évolutionnisme synthétique - Position de Tylor - Les faits modèle Tylor-Frazer - Diviser un tout complexe - 8. Durkheim et la critique de l'ethnologie pré-sociologique et de la sociologie pré-ethnologique - La reconnaissance de l'anthropologie anglaise - Critique de l'établissement des faits - Conditions de validité du comparatisme - La critique du développementalisme - Ambiguïté finale face à l'évolutionnisme - Imposer l'ethnologie à la sociologie française ou de la nécessité d'étudier les primitifs - 9. Mauss, de l'évolutionnisme à " la complexité originaire des faits " - En mission de critiquer les faits - Des difficultés du comparatisme à l'échec des classements - Maintien du progressisme - La fin de la fin de l'histoire - Au bord de ses découvertes - Vers la complexité originaire - Quatrième partie : Sociologie de la religion et symbolisation - 10. Durkheim, méthode sociologique et religion - La place disputée de la religion dans la sociologie durkheimienne - La voie du milieu, une nouveauté plus profonde que ses critiques - Une amorce de dialogue ? - Un labeur d'une vingtaine d'années - La méthode appliquée à la religion - La théorie sociétiste - 11. Complexité des Formes et symbolisation -La complexité des Formes élémentaires - Les symboles ou le retour d'un refoulé - Le retour par la force - La Révolution française et ses symboles comme religion - Une grande page isolée - Le mauvais ménage du sacré et du symbole - La symbolisation dans les Formes - Symbolisation et groupe effervescent - Un scénario de l'origine ? - Cinquième partie : Limites de la sociologie durkheimienne de la religion - 12. Difficultés structurelles - Empirie/théorie - Évolution/fonction - Extérieur/intérieur : explications insuffisantes vers l'extérieur : a) l'accroissement de la population ; b) la morphologie sociale ; c) les masses amorphes de l'origine ou le communisme primitif ; l'explication insuffisante par l'intérieur : les représentations - Société/culture - Individu/société - Le symbolisme, issue à l'aporie principale ? - Le besoin d'un nouveau mythe d'origine - 13. Le grand silence ou l'oubli du langage - Une topique du social sans langage - Trois conceptions du symbole - Une herméneutique pour évacuer les signes - Langage et pensée - Hyperspiritualisme et dématérialisation des signes - L'ethnologie, une sociologie sans langage - " La science des religions est essentiellement anglaise " - Réalité et limites d'une théorie sociologique de la symbolisation - Livre second : Dans l'atelier de Mauss - Sociologie, sciences religieuses, anthropologie du symbolique - L'atelier de Mauss - Première partie : Sociologie, philologie et humanisme - 14. De l'anthropologie du symbolique à la philologie - 1924, l'acte de naissance de l'anthropologie du symbolique - Anthropologie du symbolique, justification du mot - Antécédents et conséquences d'une découverte - Lignes de force - La philologie ou la suite de l'humanisme - Une science allemande - Un retard bien français - 15. De la philologie de Sylvain Lévi à l'humanisme - Sylvain Lévi, le deuxième oncle - Gourou et maître en Israël - Voyant, saint, homme total - Le savant - Le tournant de Mauss vers la philologie et la panne méthodologique - Entre les deux oncles - Critique sociologique de la philologie - De " la mer des faits " à la nature des faits - L'amour du texte - Une grille de lecture - La traduction, de la pratique au paradigme - Sylvain Lévi et l'humanisme élargi - Deuxième partie : Sociologie et sciences religieuses - 16. L'institutionnalisation des sciences religieuses - Une science innommable - Deux familles : le progrès ou la dégénérescence - Le triomphe de l'évolutionnisme ? - Un lieu, la V e Section - Une science protestante - Une conception de l'histoire des religions - 17. Sociologie et sciences religieuses - Durkheim déclenche la critique - Mauss l'achève - Les sociologues, des alliés encombrants - Divergences sur l'enseignement de l'histoire des religions - Disparition et inutilité de la Science du judaïsme - Le modèle durkheimien et sa logique de la coupure - Mauss et l'impensé d'une polémique - Le modèle maussien : de l'univoque au multivoque - La source juive - Culture juive et modes de pensée - L'oralité du texte - Lecture infinie, sciences des religions et philologie - Troisième partie : Orientalismes et indologie - 18. Orientalismes et mirage des origines alternatives - Orientalismes, romantisme et quête des origines - Les deux yeux du cyclone - Du mythe chrétien - Succès et échec de l'érudition comme réponse à la crise dogmatique - Orientalismes proches et lointains - Une moisson de découvertes - Romantisme et remythisation - Une indologie romantique - Une Inde anhistorique - Mother India - Une subtistution d'identité - 19. Sur l'indologie de Mauss - Un domaine encore à explorer - " Ce milieu..., il faut que vous le converviez à jamais " - La méthode Burnouf - L'anti-historicisme de Bergaigne - Karman - L'Inde entre synchronie et diachromie - L'imbrication des fonctions et la relativité des classements - Utiliser les catégories indigènes - Un symbolisme sans complexe - Le paradoxe : Mauss, indologue mais pas sociologue de l'Inde - Deux modalités de l'influence de l'Inde - Quatrième partie : Sociologie et sciences du langage - 20. La science du langage, une rivale pour la sociologie - Linguistique ou philologie ? - " M. Müller me dégoûte " - La découverte de Bopp, la fondation de la grammaire comparée - Max Müller, paradoxe d'un destin - Spécificité de l'homme et autonomie de la science du langage - Précieuses racines - L'ancien et le caduc - L'avenir et le défi du moment Max Müller - 21. Linguistique et sociologie - Saussure : la langue comme fait social et comme système spécifique - Mauss a-t-il lu le Cours ? - " La méthode définitive de Meillet " - Mauss et le langage - Mauss et la linguistique - Insistances maussiennes et découverte de la modalité - 22. Sociologie et mythologie comparée - Des langues à la mythologie - Le mythe comme maladie du langage - Mythe et religion - Critique sociologique de la mythologie comparée - Restructurer en renonçant à l'origine - Conditions de validité du comparatisme philologique - L'obstacle - Détour confirmatif par la nouvelle mythologie comparée - Cinquième partie : La nouvelle ethnographie - 23. Misère de l'ethnographie et critique historique - Le paradoxe de Mauss " ethnographe " - " L'ethnographie n'a rien " - Un talmudiste pour les sauvages - Dans la chaire de Marillier : la critique des faits - Une littérature peu crédible et qui ne répond pas - Une tâche aux conséquences imprévisibles - Les exigences de la sociologie pour l'ethnographie - 24. L'ethnographie entre sociologie et philologie - Faux problèmes autour du Manuel d'ethnographie - Fidélité durkheimienne, innovation maussienne - L'éclectisme méthodologique dans la pratique ethnographique - L'idée directrice : ethnographier, c'est écrire pour archiver - La méthode philologique en ethnographie - 25. Portée de l'ethnographie maussienne - Impertinence et pertinence des déclassements - " Il n'existe pas de peuples non civilisés " - La fin des primitifs, ou rien n'est simple, tout se complique - La fin des primitifs, toutes les sociétés ont une histoire - Fin des primitifs, fin d'une réification - L'ethnologie n'a plus de secret des origines - La parole rendue - Conclusion : " Ce sentiment actuel de la relativité de notre raison " - Sixième partie : Nova et vetera in sacris - 26. Le fétichisme - Un enjeu principiel - Du fétiche au fétichisme - Fétichisme et Lumières ou la nouveauté de la notion - Fétichisme et progressisme - Refus du " figurisme " et théorie de la mentalité primitive - Immense malentendu ou erreur nécessaire ? - Encore Max Müller - 27. Le totémisme - Le totémisme hier et demain - Totem sans totémisme - Frazer 1887 et la percée du totémisme - Repentirs et variations du grand homme - Nouvelle fondation et clef universelle ? - Un colosse aux pieds d'argile - La constance de Durkheim - La souplesse de Mauss - Totémisme et fétichisme - Le totémisme et les formes élémentaires du structuralisme - 28. Le sacrifice - Robertson Smith, un météore - Le retournement smithien - Du totémisme au clan - Du clan au sacré et au tabou - L'antériorité du sacrifice de communion - La contradiction du sacrifice et l'ambivalence du sacré - Réification de la tradition et de la mentalité primitive - L'illusion du primitivisme et la nostalgie de la communauté - L'Essai sur le sacrifice ou l'exécution rituelle de l'évolutionnisme de Smith - " Constituer le sacrifice " : structure et dramaturgie - L'Inde et le virage vers la synchronie - L'ambiguité de l'Essai ? - 29. Le mana - Mana et magie - Magie et religion, un topos - Lire l'Esquisse d'une théorie générale de la magie - Une technique traditionnelle - Du chaos au système - " Tout rite est une espèce de langage " - La représentation n'est pas qu'une image - Raisonnements inconscients - Forces et milieu magique - Milieu magique et mana - Mana et sacré - " Chaînes de représentations " et jugements synthétiques a priori - Besoin collectif et jugement synthétique a priori : de l'affect à la structure - Le mana de Lévi-Strauss - Magie, mana et symbolique - 30. Découvertes et limites de la religiologie maussienne - Mana durkheimien et mana maussien - La Prière - Mythes et rites, ou la poule et l'œuf - La définition de la religion : de l'un au multiple - L'éclipse du sacré - Sacrifice et rites de passage - Sacrifice et don - Septième partie : Don et anthropologie du symbolique - 31. Le don - La recherche d'un point de vue - L'ordre de la découverte - La nature du don ou la triple obligation comme structure - La force critique du don - L' Essai comme aboutissement : un nouveau mythe d'origine ? - La torsion interne de l'Essai et le changement de point de vue méthodologique - Prestations totales ou don agonistique ? - 32. Du symbole à l'homme total - Le moment, le lieu et la manière de Mauss - Le symbolisme comme mélange - " Ngaï, ngaï, ngaï... " - Symbole - " Ce foisonnement gigantesque de la vie sociale " - Sociogénèse des symboles - Une longue histoire à écrire - Une relecture puissante - Une mauvaise querelle - Pourquoi Mauss n'est pas structuraliste - Infrastructure ou traduction ? - Le phonème, le don et la victime, ou l'unité de fonction symbolique ? - Homme normal, homme complet, homme total - Les techniques du corps - La personne et la suggestion de mort - 33. Redéfinir le social, les faits sociaux totaux - Redéfinir les faits sociaux : du mécanique au complexe - Les préliaisons - Spécificité de chaque société - Modalité et arbitraire - Tradition et intersociété - Pourquoi les faits sociaux totaux ? - Après l'analyse, la synthèse - Tout fait social n'est pas total, mais tout fait social est une totalité - 34. Les sciences sociales dans l'anthropologie du symbolique - La pyramide de l'empire durkheimien - " La vie sociale qui est l'objet d'une seule science... " - " ... laquelle l'approche de divers points de vue. " - L'interdisciplinarité : un rapport de traduction - Sciences sociales et totalité - Spécificité du modèle maussien de l'interdisciplinarité - L'utopie et la modestie - Conclusion - Bibliographie - Sigles des œuvres de Durkheim et de Mauss - Table des matières.