Conseil de lecture #6 - Stéphane Beaud

Cet été, les auteur.e.s se dévoilent à La Découverte !
Ils.elles ont tous.tes publié un titre marquant cette année, mais n'en restent pas moins des lecteur.trice.s avisé.e.s !

Quels ouvrages de la collection La Découverte/Poche vous conseillent-ils.elles de lire cet été ?

Un livre inspirant, forcément ! Un texte indispensable ou un livre qui a compté pour eux.elles, et qu'ils.elles aiment à relire. Ou encore un simple conseil de lecture !

 

Cette semaine, Stéphane Beaud, qui a publié en mars dernier La France des Belhoumi, nous parle de l'ouvrage d'Adam Czerniakow Carnets du ghetto de Varsovieun témoignage extraordinaire sur les conditions de survie dans le ghetto de Varsovie.

 

Comme sociologue, j'ai un « faible » pour toutes les formes d'écrits historiques, allant jusqu'à considérer que l'Histoire doit faire entièrement partie, dans notre discipline, de la formation de base des entrants dans le métier. Comme membre d'une génération sociale post-soixante-huitarde (né en 1958), privée d'un grand événement historique à la fois fondateur et politiquement mobilisateur (Résistance, Guerre d'Algérie, Mai 68), la découverte des horreurs nazies et de la Shoah aux Dossiers de l'écran, des camps d'extermination et de la « destruction des Juifs d'Europe » (Hilberg) m'a fourni - pour la vie - une sorte de boussole politique minimale. En outre, la lecture des livres de Primo Levi m'a rendu particulièrement attentif à la notion de « zone grise » dans les rapports de domination, y compris les plus violents et brutaux.

Toutes ces raisons mêlées peuvent expliquer le choix dans le catalogue de La Découverte-poche des Carnets du ghetto de Varsovie d'Adam Czerniakow, président du Conseil juif (Judenrat) de cette ville entre septembre 1939 et juillet 1942 : un document, historique et sociologique, passionnant. On connaît sans doute le procès de « collaboration » qui a été fait à ces institutions, imposées par le pouvoir nazi et dirigées par des notables juifs (il y a eu alors 400 Judenraten en Pologne) de telle sorte que ce livre a mis du temps à voir le jour en Pologne car il ne correspondait pas à l'idéal de résistance érigé après 1945 dans ce pays. On découvre, à travers cette ethnographie historique du ghetto juif de Varsovie (où vivaient, entassées, 500 000 personnes...), la mission impossible qui était celle de l'ingénieur Adam Czerniakow et des 23 autres membres du Judenrat de Varsovie. Ils devaient, d'une part, faire face chaque jour à l'extrême violence et à l'arbitraire du pouvoir nazi et, d'autre part, essayer de répondre à la profonde détresse de la plupart de leurs administrés. Les Carnets montrent par le détail la manière dont, au fil du temps, l'étau ne cesse de se resserrer dramatiquement sur les juifs du Ghetto, en laissant le soin au Conseil juif de choisir entre des solutions alternatives oscillant entre le pire et le moins pire. Jusqu'au jour du 23 juillet 1942 où, Auerswald, le commissaire allemand du ghetto, demande à Czerniakow de livrer les Juifs du ghetto à la déportation. C'en est trop pour lui : il se suicide avec sa capsule de cyanure.

Marek Edelman, l'un des chefs de l'insurrection du ghetto en 1943, lui reprochera cet acte égoïste : « Il s'est suicidé. Il n'aurait pas dû. Il fallait mourir dans un feu d'artifice (...) Il fallait mourir, mais auparavant appeler les gens à se battre ». Gershom Sholem, dans une lettre à Hannah Arendt qui avait condamné le rôle des Conseils juifs lors de sa couverture du procès Eichmann (1963), rappellera à celle-ci que des gens « ont eu à prendre des décisions terribles dans des circonstances que nous ne pouvons même pas reproduire ou retracer. Je ne sais pas s'ils ont eu raison ou tort. Et je n'ai pas la présomption de juger. Je n'y étais pas ». Lire les Carnets du ghetto de Varsovie, c'est d'une certaine manière y être.  Ce n'est pas la moindre vertu de ce livre sombre et étouffant.

 

Sociologue, Stéphane Beaud, est professeur de sociologie à l'université de Poitiers, membre du Gresco. Il a notamment publié, à La Découverte, Guide de l'enquête de terrain (avec Florence Weber, 1997), Retour sur la condition ouvrière (avec Michel Pialoux, 2012 ; 1re éd. Fayard, 1999), 80 % au bac, et après ? (2002, 2005 ), Pays de malheur ! (avec Younès Amrani, 2004, 2005) et Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud (avec Philippe Guimard, 2011).
      

 

Initialement publié en 1996, Carnets du ghetto de Varsovie  est un document extrêmement précis des conditions de survie dans le ghetto de Varsovie. Cette édition poche est accompagnée de textes explicatifs et complémentaires de grands spécialistes de la période.
Une des questions les plus controversées autour de l'extermination des Juifs d'Europe concerne le rôle des Judenrätte, ces conseils de notables juifs nommés par les Allemands pour assurer l'administration des ghettos et des communautés. Les carnets rédigés de septembre 1939 à juillet 1942 par l'ingénieur Adam Czerniaków, président de la communauté juive de Varsovie, sont un témoignage extraordinaire sur cette réalité tragique. Rien de ce qui constitue la vie publique mutilée du peuple juif de Varsovie n'échappe à ses notations. La persévérance admirable des activités religieuses, économiques et culturelles du ghetto trouve en Czerniaków à la fois un organisateur dévoué et un historien scrupuleux. S'il n'omet jamais de mentionner les actes de terreur perpétrés par les Allemands au cours de ces années, ce qui scande les pages du journal, c'est la lutte quotidienne pour la vie et la dignité dans une atmosphère de chantage et de famine sciemment organisée par le système de rationnement nazi. C'est quand il comprend enfin ce que signifie l'ordre d'expulsion de milliers d'habitants du ghetto qu'on lui demande de signer - et qui s'applique également aux enfants, dont le sort lui tient particulièrement à cœur - que Czerniaków tire le bilan de ses illusions et de son impuissance tragique et met fin à sa vie en juillet 1942. La préface de Raul Hilberg - le plus grand spécialiste mondial de la Shoah - et Stanislaw Staron éclaire le contexte socio-historique et la signification morale d'un texte qui constitue un document exceptionnel pour l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et un aperçu bouleversant sur l'énigme de ce que Hannah Arendt a appelé la « banalité du mal ».    

Adam Czerniaków était un ingénieur et sénateur juif polonais, né en 1880 à Varsovie. Il fut désigné à la tête du Judenrat du ghetto de Varsovie, où il tenta de limiter les déportations en collaborant avec les Nazis. Réalisant la nature et la dimension de la Solution Finale, il se suicida le 23 juillet 1942.   

 

Lire un extrait des "Carnets du ghetto de Varsovie"

 

 

Retrouver les conseils des semaines précédentes :

Jean-Pierre Filiu

Giulia Mensitieri

Bernard Lahire 

Michelle Zancarini-Fournel  

Jérôme Baschet