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Hommage à l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin, « grande dame » d’adoption de la Kabylie
par François Gèze, ancien P-DG des Éditions La Découverte

02 février 2016

C'est avec une grande tristesse que j'ai appris le décès, ce 28 janvier 2016, de Camille Lacoste-Dujardin, née en 1929, éminente ethnologue spécialiste de la Kabylie. Tout au long de sa précoce et riche carrière de chercheuse, elle n'a pas occupé les feux de la scène médiatique, mais elle a patiemment établi, avec passion et rigueur, un étonnant ensemble de savoirs sur la culture berbère d'Algérie, dont elle est devenue une « passeuse » essentielle. Un remarquable bagage scientifique modestement accumulé, et dont on est encore loin de mesurer toute la portée. Alors même qu'il concerne une histoire essentielle, pour la France comme pour l'Algérie : celle des relations conflictuelles nouées entre les deux sociétés depuis la conquête coloniale de 1830 jusqu'à l'indépendance douloureusement arrachée en 1962 ; et celle des « immigrés » algériens en France depuis le début du xxe siècle, majoritairement d'origine kabyle, dont les descendants sont aujourd'hui des Français à part entière.

 

Jeune enseignante en Algérie pendant trois ans au début des années 1950, un stage au Musée de l'homme à Paris lui a donné ensuite l'occasion de sa première étude consacrée aux sabres kabyles, les fameux flissas. Ayant appris toutes les finesses de la langue kabyle, grâce notamment à sa fréquentation assidue de la tribu des Iflissen Lebhar, elle publiera des dizaines d'articles et de nombreux livres. Son ouvrage fondateur est Le Conte kabyle. Étude ethnologique, publié en 1970 par François Maspero et régulièrement réédité ensuite. Bien d'autres suivront ensuite, et j'ai le privilège d'éditer plusieurs d'entre eux.

 

Sans les citer tous, je voudrais simplement signaler certains de ceux qui me semblent particulièrement marquants, tout particulièrement Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb (1985) et La Vaillance des femmes. Relations entre femmes et hommes berbères de Kabylie (2008). Ces deux livres synthétisent de façon remarquable l'approche anthropologique originale de Camille Lacoste-Dujardin, nourrie d'une connaissance intime de cette société kabyle, sur laquelle tant de clichés ont été produits par l'anthropologie coloniale. Et dans le second, ce savoir d'une vie lui permet de conduire une critique fort stimulante des analyses des rapports hommes-femmes avancées par Pierre Bourdieu.

 

Mais, preuve que son savoir n'était pas exclusivement académique et qu'il a toujours été traversé de préoccupations politiques liées à la nature même de son champ d'étude, elle est aussi l'auteure d'Opération Oiseau bleu. Des Kabyles, des ethnologues et la guerre d'Algérie (1997) : elle y raconte l'étonnante histoire de la création par l'armée française, en 1956, de « contre-maquis » clandestins destinés à discréditer le FLN et de leur échec. Une approche tout en finesse pour comprendre cette page effacée - et pourtant si révélatrice - de l'histoire de la colonisation française en Algérie.

 

Enfin, comment ne pas évoquer son formidable Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie (2005), couronnement d'une vie de recherches et qui rendra longtemps de signalés services à tous les passionnés de cette culture.

 

Son dernier ouvrage a été publié en 2015 par les Editions Achab de Tizi-Ouzou, courageux éditeur installé en Kabylie pour lequel il s'agissait aussi d'un hommage à cette « grande dame » d'adoption de la Kabylie : La Kabylie du Djurdjura. Du bastion montagnard à la diaspora (soulignons que ce livre comporte une bibliographie très complète des travaux de Camille Lacoste-Dujardin).

 

Hugues Jallon et toute l'équipe de La Découverte se joignent à moi pour dire à Yves Lacoste et ses enfants que nous partageons leur tristesse et que l'œuvre de Camille, comme sa mémoire, resteront présentes.