Communiqués

Jacques Charby, un juste
09 janvier 2006

Le 1er janvier 2006, Jacques Charby est parti. Il avait soixante-seize ans. L’annonce de sa mort a été pour moi un coup au cœur. C’est en 2002 que j’ai fait sa connaissance : il était venu me voir pour me demander s’il était envisageable de rééditer le livre Les Enfants d'Algérie qu’il avait (anonymement) publié aux Éditions François Maspero en 1962. C’était un recueil de témoignages (écrits et dessinés) bouleversants d’orphelins de combattants algériens qu’il avait lui-même recueillis en 1961 et 1962, dans les camps de Tunisie et du Maroc. Après de longues discussions, nous avons décidé de concert que ce projet n’aurait de sens aujourd’hui que si nous parvenions à combiner les témoignages des enfants de l’époque avec ceux des enfants d’aujourd’hui, privés de leurs parents par la terrible guerre civile ouverte en Algérie en 1992 par les « généraux » déchaînés contre les « islamistes ».
Malgré nos efforts, la situation algérienne ne nous a malheureusement pas permis de faire aboutir ce projet. Mais Jacques Charby m’a fait part alors de son travail de recueil de témoignages des anciens « porteurs de valises », celles et ceux qui, comme lui, s’étaient engagés en France et en Europe dans les années 1955-1962 pour apporter un soutien concret à la lutte du FLN pour l’indépendance de l’Algérie (Jacques Charby s’était engagé dans le « réseau Jeanson » dès 1958). Ce travail, il l’avait entrepris depuis le début des années 1990, recueillant les témoignages filmés de ses camarades de l’époque, dans le but d’en faire un film, ou un livre.
Comédien de talent, en dehors de tout cercle politique, il entendait simplement donner la parole à ces femmes et ses hommes, si peu nombreux, qui se levèrent dans ces années-là parce qu’ils n’acceptaient pas que la France des droits de l’homme viole ses valeurs fondamentales sur la terre algérienne. Quarante ans après, il lui semblait important que leur histoire soit restituée, sans gloriole ni prétention, simplement pour l’honneur. C’est ce qu’il a fait, avec le soutien de Sylvain Laboureur (lui aussi ancien porteur de valises), et qui a débouché sur son livre de témoignages Les Porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, que j’ai publié en février 2004.
Malgré ses réticences, le propre témoignage de Jacques Charby y figure – et ce n’est que justice –, que Sylvain Laboureur présentait comme suit : « Toujours d’une sobriété déconcertante, le témoignage de Charby passe très vite sur ses activités très variées et de première importance, qu’il effectue sous le nom de “François”. Redevenu Jacques Charby, il rejoint la Tunisie. Il va adopter un petit réfugié algérien qui a été mutilé par l’armée française. […] Plus tard, notre “héros” (terme qu’il déteste, évidemment) rejoindra l’Algérie indépendante et devra y rester jusqu’à l’amnistie de 1966. Auparavant, à des Algériens qui réclamaient cette mesure pour leurs amis français, De Gaulle avait répondu : “Occupez-vous de vos traîtres, je m’occupe des miens…” Cette “trahison”, tous les porteurs d’espoir, comme Jacques, l’appellent fidélité. »
Arrêté en février 1960 et incarcéré à Fresnes, Jacques Charby parviendra à s’évader et à rejoindre le FLN en Tunisie. Condamné (par contumace) à dix ans de prison, il sera amnistié en 1966. Je ne peux citer ici que le début de son témoignage dans Les Porteurs d’espoir : « Comment, en 1958, me suis-je retrouvé dans un réseau de soutien au Front de libération nationale algérien et ma vie a-t-elle basculé ? Bien sûr, les raisons sont multiples, mais je pense que le premier “responsable” fut Kateb Yacine, que j’avais lu et rencontré. Il m’a ouvert les yeux sur les méfaits du colonialisme français en Algérie, et singulièrement sur la répression du 8 mai 1945, qui l’avait marqué à vie. […]
« Je n’étais pas clandestin, je continuais d’exercer mon métier de comédien, ce qui était pratique, justement, pour recruter. Bien entendu, je ne m’adressais pas à n’importe qui mais, généralement, je n’avais pas trop de peine à convaincre mes camarades. Après d’indispensables précautions (je “tournais autour du pot”), je me dévoilais, et je dois dire qu’alors, je n’y allais pas par quatre chemins : 1) être pour la paix sans agir n’a pas de sens ; 2) la seule source de paix en Algérie est l’Indépendance, elle ne peut être arrachée que par la lutte menée exclusivement par le FLN ; 3) ne pas aider le FLN, c’est refuser la paix et l’indépendance.
« C’est ainsi que bon nombre de comédiennes, de comédiens, de cinéastes – recrutés par moi et par d’autres – nous ont rejoints pour diverses tâches : Serge Reggiani, Roger Pigault, Marina Vlady, Cécile Marion, Jacques Rispal, Yann Le Masson, Jacques Trébouta, André Thorent, Paul Crauchet, Georges Berger, Michèle Firk, Raoul Sangla, Jacques Audoir, Catherine Sauvage, Olga Poliakoff, Odette Piquet, Francesca Solleville, Claude Vinci, Roger Blin, Jean-Marie Serreau, Gabriel Garran, Pierre Pernet… »
Inutile d’en rajouter. Il nous a fallu beaucoup d’efforts, à Sylvain Laboureur et moi-même, pour obtenir cet aveu du rôle majeur de Jacques Charby dans le recrutement de « porteurs de valises » les plus inattendus. Le reste est dans son livre, qui n’a pas eu malheureusement l’écho que j’espérais. Sans doute est-il venu « trop tôt », car la France n’a pas fini de régler ses comptes avec ces sombres années 1954-1962. Et l’Algérie non plus : Jacques Charby était sans complaisance aucune, il m’en a souvent fait part, face à l’atroce détournement de la lutte de libération, qu’il avait soutenue, par une poignée de militaires et de civils sans morale et qui ont fait de l’Algérie d’aujourd’hui un pays désespéré.
Pour autant, son combat reste celui d’un juste, et l’histoire le reconnaîtra.



François Gèze, P-DG des Éditions La Découverte